Nouvelle : Le chasseur
Cela faisait plus de quarante ans que Robert chassait. Avec son père, quand il était encore gamin, il avait appris les sentiers qui parcouraient la forêt. C'est également son père qui lui avait appris à tirer. A huit ans, il avait pour la première fois senti le recul du fusil de son père lui endolorir l'épaule. "Une vraie arme d'homme, hein fiston ?", lui avait-il dit, avec un sourire indulgent. La perdrix qu'il avait visé, elle, s'était enfuie à tire d'ailes.
A douze ans, il avait abattu son premier sanglier. C'était ce jour-là qu'il était devenu un homme. Son père l'avait félicité d'une tape virile dans le dos, et fait encadrer la hure comme trophée. Il l'avait toujours, d'ailleurs, accrochée juste au dessus de la porte d'entrée. Maintenant, à cinquante-trois ans, Robert était une des meilleures gachettes de la région. Depuis vingt-trois ans, chaque cartouche tirée, chaque balle qu'il avait expédiée, avait touché sa cible. Il était extrèmement fier de son talent. Oh, il ne ramenait pas forcément autant de gibier que les autres, mais quand il repérait une proie, celle-ci n'avait plus aucune chance.
Pour lui, la chasse, c'était la nature. Etre en communion avec la forêt, avec la vie, loin de la ville et de tout ce béton. Une sensation de puissance aussi, evidemment. De supériorité de l'homme sur l'animal. C'était également une marque de virilité, être l'homme qui nourrit sa famille, ramenant la bête à la maison. Sauf qu'il n'avait pas de famille... Ou plutôt, si, il avait les amis. Il ne s'était jamais marié, mais il s'en fichait. Après tout, à quoi bon avoir une femme qui vous empêche de boire, de rigoler, de voir les copains ? Parce que, des copains, il en avait. Ca oui !
Gérard, Marcel, Jean-Marie... De vrais potes, toujours partants pour une balade ensemble, toujours prêts à aller récolter ce que la forêt offrait. Champignons, châtaignes, baies sauvages et, evidemment, gibier. Il ne se souvenait plus quand il les avait rencontrés, mais cela faisait si longtemps, c'est comme si ils les avait toujours connus. C'étaient eux, sa famille. Surtout Gérard. Lui, c'était son meilleur ami, celui à qui il pouvait parler pendant des heures. Celui qui savait écouter, mais qui se confiait également, à l'occasion. Un ami fidèle.
C'est pour cela qu'il avait été aussi blessé, ce matin, quand les autres lui avaient demandé de rester à la maison. Ils étaient partis à la chasse, sans lui. Et tout ca pourquoi ? A cause d'un accident, rien de plus ! Il était tard, et il avait vu les broussailles bouger. Une bête avait foncé sur eux, alors il avait tiré, d'instinct. Et, evidemment, il l'avait eue. Comme toujours. Comment aurait-il pu voir que c'était Féroce, le chien de Marcel ? Dans cette pénombre, tout avait été gris, diffus, presque irréel... Et pourtant, tous les autres avaient juré avoir clairement reconnu le chien.
C'est vrai que sa vue baissait, mais il était encore capable de faire mouche à chaque fois, pourtant. C'était plus un problème de détail. Il voyait un peu flou, comme si un petit nuage se trouvait en permanence devant ses yeux. Ca ne l'empêchait pas de reconnaître ses copains, ou un sanglier. Et jamais auparavant il ne s'était trompé, même quand la lumière était faible. Alors, lui dire qu'il ne devait plus chasser tant qu'il n'avait pas vu un médecin, c'était un peu fort ! Ils avaient même osé suggerer qu'il vienne, mais sans son fusil... une hérésie, voilà ce que c'était ! Un homme devait se conduire en homme, pas en femmelette ! Et ca impliquait d'être armé, parce qu'un homme doit toujours être prêt à tout.
Ils étaient donc partis sans lui, un peu tristes, mais pas autant que lui. Il avait sorti une bouteille de vin rouge, corsé, du genre qu'on boit pour accompagner la venaison. Et il avait bû pour soulager un peu sa tristesse. Il n'était pas un ivrogne, et si il buvait, c'était avec les copains, ou pendant les repas, evidemment. Et pas de piquette, non. Il n'était pas comme ca. Bon, il ne prenait pas non plus les vins les plus chers, d'accord. Mais c'était parce que certains vins peu connus étaient très bons, et qu'il n'allait pas payer plus cher que nécessaire. Tout comme il n'aurait jamais acheté un lapin dans une boucherie. Non, ce qu'il pouvait rapporter lui-même, il le faisait.
Après avoir fini la bouteille, il s'était senti un peu mieux. Ils avaient eu l'air de dire qu'il vieillissait... Foutaises ! Il était en pleine force de l'age, et il compensait les quelques faiblesses naissantes de son corps par son expérience. Oh, mais il allait leur montrer de quoi il était encore capable... Et seul, en plus ! Il avait pris son pick-up, son couteau, son fusil, et une boîte de balles de calibre 12. Le genre de joujoux qui vous arrête un sanglier en pleine course. Et c'était exactement ce dont il avait besoin.
Il était prudent, surtout avec un petit coup dans le nez. Il avait conduit à une allure tout ce qu'il y avait de plus raisonnable, et était arrivé au coin secret que lui avait montré son père, il y a si longtemps. Un coin où, lui avait-il dit, "un bon tireur est sûr de ne pas rentrer bredouille". A ce qu'il savait, il était le seul à connaître ce coin miraculeux. En fait, il avait promis à son père de ne le révéler qu'à son fils, ou sur son lit de mort. Le mieux, c'était que cet endroit avait toutes les qualités : On y trouvait aussi des châtaigners, et des champignons.
Robert voulait préparer un bon gueleton pour les copains. Pour leur montrer qu'il était encore bien assez bon pour eux. Il était excellent cuisinier, mais c'était normal, depuis la mort de son père, il avait vécu seul. Alors il avait appris... Il avait ramassé tout ce qu'il avait trouvé, tout en gardant un oeil aux aguets, prêt à saisir son fusil, et à cueillir une proie imprudente. Il avait laissé fuir un couple de faisans. Il n'avait pas de plombs, de toute façon, et les balles n'étaient pas faites pour ca. Mais il s'en fichait. Aujourdhui, il voulait de la viande rouge. Pas de la volaille.
Il connaissait bien les champignons, et il connaissait les détails qui différenciaient les espèces comestibles de celles, toxiques, leur ressemblant. En fait, il connaissait les arbres, les plantes, les animaux. Il connaissait la forêt, tout simplement. Et pourtant, ils étaient partis sans lui... Comme d'habitude, il avait emporté un casse-croûte, un pain de campagne, des saucissons, et des bouteilles de vin. Sauf que, d'habitude, ils étaient quatre. Mais là, c'était différent. Il avait emporté le vin avec lui, et tout en ramassant, il avait bû une gorgée par ci, une lampée par là. Au final, la bouteille avait tenu une demi-heure.
Incroyable, comme la solitude et la déception pouvaient donner soif, avait-il pensé. Et alors qu'il était retourné au pick-up pour y vider sa gibecière des chataîgnes, cèpes et bolets qu'il avait ramassés, il avait emporté une autre bouteille. Et il l'avait bue, presque aussi rapidement que l'autre, toujours en ramassant ce qu'il trouvait. Il n'avait toujours pas apperçu de proie digne de ce nom, mais un bon chasseur savait se montrer patient. Et il était bon chasseur, oh oui !
Après deux heures, il devait bien avoir ramassé vingt kilos de châtaignes, et de champignons. Et il venait de finir sa troisième bouteille. Il s'était mis à voir vraiment trouble, alors il avait décidé d'arrêter de boire. Après tout, il était là pour ramener un sanglier, pas pour se saouler. Alors qu'il était en train de remplir sa cinquième gibecière de châtaignes et de champignons, il les vit débouler. Une laie, et ses cinq marcassins. Ils venaient de sortir d'un fourré, juste à une petite cinquantaine de mètres de là, et se raprochaient. Il avait laissé tomber ce qu'il tenait, saisi son fusil, et épaulé, le tout en quelques secondes seulement. Et il avait tiré. Et tiré encore...
En fait, le truc avait été de viser la laie au premier coup. Les marcassins là suivaient, et, si elle s'arrêtait, ils s'arrêtaient aussi. Et elle était tombée, en une balle. Comme chaque fois. Il ne lui avait fallu que quelques secondes de plus pour casser son fusil, et le recharger avec deux nouvelles cartouches. Ses proies étaient restées, à renifler les deux premières victimes. Ca avait été un jeu d'enfant d'en abattre deux autres. Les deux derniers avaient semblé comprendre à ce moment là qu'ils avaient intérêt à fuir, mais trop tard. Le temps de recharger, et Robert abbatit les deux derniers survivants. Après tout, c'était presque un acte de compassion. Ils seraient morts, sans leur mère, de toute façon. Autant les manger, avait-il pensé.
L'alcool faisait son effet, mais ne l'avait pas empêché de ramener les carcasses au pick-up. Et comme il aurait vraiment été imprudent de conduire dans cet état, il avait continué à ramasser châtaignes et champignons, pendant une petite heure, le temps de se sentir mieux. Et il avait aussi vidé les bêtes sur place. C'était toujours ca de gagné. Puis il était rentré, extrèmement prudemment, roulant à une trentaine de kilomètres à l'heure, ce qui ne lui avait pas évité de faire quelques écarts. Mais, après tout, il avait un repas à préparer...
Une fois rentré, il avait sorti deux marcassins du pick-up, et s'était mis au travail. En fait, c'avait été assez simple, il avait suffi de les dépecer, et de les arranger dans un grand plat. Puis il était allé récupérer ce qu'il avait ramassé, et mis les châtaignes dans un grand coffre, qu'il avait laissé ouvert. Enfin, il avait pris les champignons, puis les avait tous mis dans une grande bassine, où il les avait lavés, deux fois, avant de les mettre à cuire avec les marcassins.
Il avait espéré que ses amis reviendraient pour midi, après avoir chassé. C'est pourquoi il s'était débrouillé pour que le repas soit prêt à peu près à cette heure là. Mais ils n'avaient pas l'air d'arriver... Pour tromper l'ennui, Robert avait vidé une bouteille supplémentaire. Et après deux heures sans les voir, il en avait eu assez d'attendre. Il avait entamé son plat, seul, tout en pensant que ses amis ne savaient pas ce qu'ils rataient. Et il fallait bien reconnaître que le résultat était délicieux.
Pendant le repas, il bût encore, ce qui était dans ses habitudes. Après tout, il n'allait pas gâcher la viande en ne l'accompagnant pas avec un vin appropprié. Il avait dû un peu forcer, quand même, parce que ses gestes manquaient de précision. Il lui avait fallu s'y reprendre à deux fois pour se servir, le premier coup, il avait commencé à verser à côté de son verre. Et quand il avait voulu se lever, pour aller chercher un torchon, et essuyer le vin, il avait dû se tenir au rebord de la table. Marrant, d'expérimenter sa première cuite à son age. Il avait ri, mais s'était rapidement arrêté, car sinon il aurait rendu son déjeuner.
Il s'assit dans un fauteuil, le temps que sa tête cesse de tourner. Après tout, ses amis allaient sûrement venir quand même. Ils ne pouvaient pas l'abandonner. Il tendit le bras pour allumer la radio, mais le bruit était insupportable, il raisonnait dans son crâne, et l'animateur parlait bizarrement. Ou alors, c'était lui qui en avait un sacré coup dans l'aile. Oui, ca devait être ca. Il éteignit la radio. Tant pis, mieux valait s'ennuyer que souffrir. Il attendit, et attendit encore. Et encore...
Soudain, il entendit un bruit, comme un grattement. Il avait toujours mal à la tête, mais il voyait beaucoup moins bien. Les fenêtres étaient sombres. Il avait dû s'endormir, et maintenant, il faisait presque nuit. L'heure où les bêtes commençaient à sortir de leurs cachettes, le meilleur moment, avec le petit matin, pour ramener de belles proies. Il habitait une cabane, dans la forêt, comme il se devait pour un homme amoureux de la nature. Ce ne serait pas la première fois qu'un animal viendrait s'en approcher. Mais en général, ils restaient discrets.
Le bruit reprit. Robert avait du mal à en déterminer l'origine, mais c'était tout près. Sa tête lui faisait mal, résonnait à chaque son, mais tant pis, c'était de sa faute. Il se leva, difficilement, la pièce semblant osciller sous ses pieds. Il tourna la tête sur les côtés, lentement, pour laisser le temps à sa vue de suivre le mouvement. La pièce semblait normale... Enfin, aussi normale qu'elle pouvait en avoir l'air avec les meubles semblant bouger tout seuls, étrange ballet de menuiserie. Il entendit comme un brâme, ou un grognement. Difficile à de faire la différence quand chaque son est comme un coup de poing dans la tête.
Le premier bruit recommenca, et cette fois, il lui sembla que c'étaient des coups. C'était bien la première fois qu'un animal se montrait suffisament téméraire pour venir chez lui. Et ca devait en être un gros, en plus, vu le boucan qu'il faisait. Il s'approcha de son fusil, en se tenant au mur. Il se déplaça silencieusement, comme il le faisait toujours quand une proie était proche. Aucune chance qu'un lièvre, un renard, ou quoi que ce soit de petit ne soit à l'origine de ce raffut, ca non... Il chargea donc son arme avec des balles à sanglier. Après tout, un cerf ou un chevreuil tomberaient tout aussi raides avec ca. Il cala son dos contre la paroi en bois, et attendit.
A peine quelques secondes plus tard, il entendit un nouveau cri, qui lui fit tellement mal qu'il eut envie de pleurer. Mais il serra les dents, comme un homme. Après tout, il serait bientôt vengé, il aurait été idiot de crier et faire fuir le gibier. La porte s'ouvrit en grand, et il vit la bête. Grand comme un homme, peut-être comme un ours. Mais c'était une tête de sanglier qui le fixait. En toutes ces années de chasse, il n'avait jamais vu ca. Il tira. Sa cible n'avait aucune chance, evidemment, et la balle la toucha en pleine poitrine. Robert avait pris soin de garder le trophée intact.
En entendant la détonation, il eut l'impression que sa tête allait exploser. Il tomba à genoux, en lâchant son arme, puis s'affala sur le plancher en se bouchant les oreilles des deux mains, et fermant les yeux. Mais, même ainsi, il entendit d'autres bruits, qui lui déchiraient le crâne. Pourtant, il était sûr d'avoir touché, il avait vu le sang gicler de la plaie, et sa proie s'écrouler. Se pourrait-il qu'elle agonise ?
Il se mit à quatre pattes, rouvrit les yeux, et tourna la tête vers la bête. Elle ne bougeait pas. Mais, derrière, d'autres formes s'agitaient, et criaient... Il crût d'abord qu'il y en avait toute une meute, et il tendit une main vers son fusil. Ce n'est que lorsqu'un coup de patte envoya l'arme à l'autre bout de la pièce qu'il comprit: aucun sanglier, même géant, ne portait de chaussures de randonnée.
Quand il regarda à nouveau, sa proie n'avait plus rien d'un sanglier. Il réussit même à reconnaître Gérard, une expression d'horreur sur son visage figé. C'est à ce moment que Robert vômit. Mais la hure, celle qu'il avait vu sur ses épaules, elle, était toujours accrochée au-dessus de la porte.
Le juge comprit que ce n'était pas vraiment sa faute. Il avait été à la limite du coma éthylique, et intoxiqué par des champignons vénéneux. Les circonstances atténuantes furent donc retenues, et il s'en tira avec vingt ans de prison, mais avec sursis. Pour qu'il ne soit pas tenté de recommencer à boire et chasser en même temps... Robert comprenait. Même le retrait de son permis de chasse, il aurait pû le supporter. Hier un homme, on le transformait d'un coup en un vieillard, incapable de subvenir à ses besoins. Mais il aurait pû tenir.
Le coup de grâce, ce fut quand, en sortant du tribunal, Marcel lui cracha à la figure. Jean-Marie, lui, ne dit rien, se contentant de tenir Marcel par le bras. Mais son expression n'était pas plus amicale. Robert rentra chez lui, conduisant machinalement, submergé de chagrin. Il avait perdu sa dernière raison de vivre. Il se serait bien tiré une balle, là, tout de suite, mais la police avait gardé son fusil. Une "pièce à conviction", qu'ils avaient dit... Heureusement, il avait toujours son couteau de chasse. Il le contempla une dernière fois, puis se trancha la gorge. Sa dernière pensée fut que ses proies, elles, n'avaient jamais eu à subir cela vivantes.